"Scène d'images"
par
Martine-Emilie JOLLY


 
 

L’installation photographique de Marie-France Lejeune, présente à la Galerie Vrais Rêves à Lyon, s’adresse au spectateur, au promeneur qui veut bien prendre le temps de s’arrêter dans un espace réservé à la contemplation. L’artiste qui, habituellement, démonte ses « objets photographiques » pour nous présenter en trompe-l’œil des points de vue  reconstitués, nous place ici devant un objet ouvrant sur un paysage. L’espace du visible laisse entrevoir un espace intermédiaire qui se situe entre une vue photographique sur la mer et une chaise longue.
     La chaise, relais visuel entre spectateur et paysage, inclut « virtuellement » le spectateur dans l’installation. Que vous la dépliez ou la repliez, elle ne vous laissera pas perdre de vue l’immensité de la mer et du ciel, rigoureusement découpés pour que votre regard participe à la reconstitution du réel imposé par l’artiste. On déplie la chaise pour assister au spectacle offert, mais on ne peut pas la déplacer, l’objet résiste : la séparation de la chaise et du paysage vu de ce point de vue particulier est impossible. La machine de vision engage une idéologie centrée sur l’unicité du point de vue ; la mécanique de l’objet, en l’occurrence la chaise, se superpose à celle de l’appareil photographique. On touche ici à l’en-deçà de la photographie qui, dans les œuvres de Marie-France Lejeune, interroge la « fabrication du regard ». La chaise elle-même devient un instrument de la vision car elle met en scène le processus de la photographie. Les images fonctionnent ici comme le miroir décalé de la vision. Est-ce que la place du spectateur est encore identique à celle du photographe ? Ou bien le décalage de l’angle de vision n’est-il pas un moyen d’introduire dans la pensée du spectateur que « la réalité n’est pas toujours vue de face » ?
     Outre cette invitation permanente à inciter le spectateur à reconstituer le réel, l’installation nous projette dans une mise en abîme du regard. Dans cette œuvre où champ et contre-champ se superposent, une séparation s’opère pourtant entre le spectateur et l’objet de son regard. Vous ne pouvez pas Voir car le voir a déjà été vu précédemment; et paradoxalement, il est impossible de ne pas y voir ! Ce qui laisse au spectateur un sentiment de frustration, c’est le fait de ne pas être maître de son propre regard. Si notre œil vient buter contre la cimaise, la liberté du regard en revanche peut encore s’effectuer mais seulement au-delà du paysage. Un sentiment de liberté et d’éternité se dégage de cette photographie de paysage.
     Spectacle figé et ouvert à la fois, le dispositif photographique renvoie à la perception du temps. D’une part le paysage morcelé nous entraîne vers un lointain spatio-temporel, d’autre part l’intervalle qui le sépare de l’objet déplié nous confronte à une image immédiate. L’effet de réel se confond avec celui existant déjà dans le procédé de la photographie. C’est un supplément de réel que l’artiste expose ici. Le cliché de la chaise longue face à la mer fonctionne sur le mode de la représentation conventionnelle, comme celle figurant sur la carte postale. Les objets de Marie-France Lejeune appartiennent  d’ailleurs toujours à un univers familier. Et l’artiste a soigneusement recomposé l’objet comme pour le vider de son image. Le paradoxe, « çà a été de la photographie » mais « çà n’en est plus », provoque un véritable retour de la photographie sur elle-même, c’est à dire sur son essence même :  le réel et sa part d’authenticité. Et comme le réalisateur de cinéma Robert Bresson disait lui-même de propres ses images « Aplatir mes images (comme avec un fer à repasser), sans les atténuer », on pourrait affirmer que les « objets photographiques » de Marie-France Lejeune gardent tout de leur présence.

Martine-Emilie JOLLY (Photographe plasticienne), octobre 2005