"L'en-deça du miroir"
II y a quelque insolence et surtout beaucoup de courage
pour un photographe à consacrer l'essentiel de son travail au nu
masculin, a fortiori si ce photographe est une femme car il me semble que
ce sujet, ou plutôt cet objet, est une des énigmes essentielles
du dispositif imageant, prenant ici en défaut le vieil interdit
biblique de la représentation puisque ontologiquement la photographie
est une image d'une autre nature et ne saurait être représentation,
ni mimesis, si ce n'est représentation même du phénomène
imageant. Elle est trace, dit-on, empreinte: empreinte de l'ange de lumière,
image impossible et paradoxale.
A bien regarder les oeuvres de Lenni Van Dinther, au delà de
la métonimie icônique classique, c'est de métaphore
dont il s'agit à l'évidence. Par delà l'obscénité
caractéristique de la photographie (fragment, close-up. etc.), de
la vulgarité de cette reconnaissance immédiate, hors code,
qu'elle feint d'offrir à tous, il convient d'interroger l'acte même,
cette prise qui ne prend rien, pur effet, engendrement d'images virtuelles
où le regardeur se retrouve davantage que l'improbable modèle
et la photographie (cette énigme qui ne renvoit qu'à son
processus) plus encore. On pourra aussi rencontrer cette épistémê,
connaissance de l'autre au travers du même et vice versa, vieux mythe
tragique de celui (ou celle !) qui, transgressant l'interdit, apporte la
lumière: le révélé par la lumière, l'archange
blessé à jamais perdu et toujours infiniment présent
/ absent : l'Etre-là.
II convient de déchiffrer ces images spaculaires, reflets un
peu brouillés, clos au coeur même de leur infinitude, nés
bien en-deçà de l'acte d'une gravité extrême
qui les fit physiquement être et à jamais échappant
à l'individuation, toujours ailleurs, au-delà dans le regard-mémoire
du spectateur, regard-miroir lui aussi où l'idée se confronte
au concept. Bien plus que le corps interdit et ses fragments, c'est l'idée
du corps et le concept de l'image qui renvoient ici à l'énigme,
au chiasme énigmatique de la mimesis mentale.
L'image du corps existe en nous indépendamment de la réalité
corporelle, comme le corps implicite ou explicite est toujours au coeur
de l'art, hantise permanente, récurrence de l'acte même de
la genèse imageante. Il figure essentiellement son absence, étant
partout et nulle part à la fois, attestation de son impossible réalité,
de sa perte infinie. Corps non plus anatomique, mis en perspective, représenté,
mais corps-limite qui, dans son renvoi à soi-même ne renvoie
qu'à l'autre: le différant. Corps du désir, corps
de la douleur d'être, hiérophanique, n'ayant d'autre épaisseur
que celle de l'illusion dont on ne saurait être dupe.
S'il est ici un fantasme mis en scène, manifesté, ça
n'est pas un commun fantasme sexuel qui serait convoqué, mais le
fantasme même de la représentation et du réel, de cette
réalité qui est toujours un réel représenté.
Il n'y a pas à rechercher de ressemblance dans la photographie,
l'image n'y ressemble à rien qu'à elle-même, même
s'il nous arrive de nous trouver parfois en flagrant délit de ressemblance
à notre image. La photographie est acte même de la déréalisation,
de la désillusion. Elle est effet mental, pur fantasme, ou plutôt,
elle est la réalisation, comme on réalise des valeurs sur
le marché bancaire, elle est sa propre réalisation : la mort
même, le «ça-voir absolue".
L'intérêt de ce travail n'est pas pour moi dans la charge
émotive, esthétique ou réflective dont ces clichés
sont porteurs, même si cela existe et fonctionne, il est dans cette
prova de la non-réalité, dans l'absence présentifiée,
dans le manque qu'engendre cette absence absolue qu'est l'image.
C'est ici, plus que nulle part ailleurs, le jeu de la mimesis qui est
interrogé, mis à la question, sous la forme la plus transgressive
qui soit puisque Dieu, l'innomable, aurait proclamé avoir fait l'homme
à son image et que l'image est la dénégation absolue
de son modèle, le blasphème de son nomen tragique. Qu'on
retrouve ici la trace, l'empreinte de l'empreinte de cette mise à
mort. En vérité, je vous le dis: il (n') y a rien à
voir.
Alain Fleig |